Enquête en cours : la pyramide du Minou

Avec cette publication, nous inaugurons un nouveau type d’articles: les “enquêtes en cours”. Il s’agit d’un essai d’enquête participative, où nous vous proposons nos hypothèses, réflexions et questions sur un sujet, et où vous pouvez nous apporter vos contributions et idées via les commentaires en bas de l’article, ou par e-mail.

Cette enquête concerne la fameuse “pyramide du Minou”, qui se situe à 450m à l’Est du phare de la pointe du Petit-Minou, sur la rive Nord du Goulet de Brest, en direction de Brest. Elle est visible du pied du phare, comme on peut le voir sur les clichés suivants.

La rumeur “populaire” veut qu’il s’agit d’un amer, c’est-à-dire d’un point de repère fixe et identifiable sans ambiguïté utilisé pour la navigation maritime, et qui daterait du milieu du 19e siècle.

Un amer ?

Or qui dit amer, dit aussi repère sur des cartes marines. Cependant, malgré nos recherches sur le portail data.shom.fr du SHOM [1]Le Service Hydrographique et Océanographique de la Marine, en charge de la description et de la prévision des océans, et notamment de la création des cartes marines, nous n’avons repéré la pyramide que sur une seule carte marine, datant de 1977, éditée en 1992, et corrigée en 1995 (voir image ci-après).

La pyramide n’apparaît ni sur des cartes plus récentes, ni sur des cartes plus anciennes, ou même les minutes hydrographiques anciennes du SHOM. Ci-dessous quelques extraits de cartes datant de 1822 à 1955.

On voit bien sur la carte de 1822 qu’au dessus de la pyramide il y avait un sémaphore au 19e siècle. Ce sémaphore a été détruit à la fin du 19e siècle, comme en témoignent les annotations “ancien sémaphore” sur les cartes de 1911 et 1953. Sur la carte de 1822 la structure circulaire à droite du sémaphore représente une batterie de mortiers.

Il est donc difficile, voire impossible pour le moment, de dater la pyramide en s’appuyant sur la base des cartes marines.

Une pyramide dans son environnement

Les clichés suivants montrent la pyramide, posée sur un genre de môle ou de plateforme, situé légèrement au-dessus du niveau de la mer. La pyramide est construite en pierre, tout comme la plateforme.

Du côté Est (vers le Goulet de Brest), on trouve une cavité, faisant approximativement 1m40 de haut, et dont l’entrée est entourée d’un cadre métallique. Elle semble avoir été fermée par une porte à une époque (on devine des charnières du côté droit de l’ouverture, sur le cadre métallique).

Au dessus de cette cavité on peut voir une série de 7 échelons rouillés. Cette échelle devait descendre plus bas à l’origine, mais les échelons ont rouillé et se sont détachés de la pyramide avec le temps.

Echelle située du côté Est

La face Est a également l’air d’avoir été peinte en blanc à une époque, ce qui pourrait être un indice que la pyramide était un amer. L’échelle qui monte jusqu’au sommet de la pyramide de ce côté aurait pu servir à peindre cette face régulièrement, la peinture blanche ayant pu s’éroder rapidement à cause des embruns (on est proche de l’eau). 

Une cavité côté Est

Dans la cavité, au niveau du “plafond”, on peut observer une ouverture, qui peut faire penser à un “conduit de cheminée” (voir photos ci-après). Or ce conduit ne mène pas au sommet de la pyramide, mais se scinde en deux très rapidement, avec une sortie du côté Est, et une du côté Ouest. La sortie Est se situe à environs 2m du sol,. Le conduit n’est pas tapissé de suie.  

Une croix gravée et des textes illisibles

Du côté Ouest on trouve également une inscription et en dessous une croix gravées dans l’enduit, visibles sur les clichés suivants.

On devine 5 trous dans la croix, qui auraient pu servir à y fixer une croix (en métal, granit, ….). Sous la croix on devine des lettres, mais à ce jour, il nous est impossible de les déchiffrer. Au-dessus de la croix se trouve un autre texte, également difficilement déchiffrable (dernière image de la galerie ci-avant).

Un trépied géant du côté Nord ?

Au Nord de la pyramide on peut apercevoir 3 trous. Dans 2 de ces trous on trouve des poteaux en bois qui dépassent (voir photos ci-après).  

Ces poteaux sont environ inclinés de 12 à 15 degrés par rapport à la verticale, et pointent vers le centre de gravité du triangle, comme s’ils constituaient les 3 pieds d’un trépied géant (point de croisement hypothétique des 3 poteaux à une dizaine de mètres du sol).

Date de construction ?

Il n’est pas évident de dater la construction de la pyramide, étant donné qu’elle n’apparaît sur aucune carte historique dont nous disposons ou que nous avons pu consulter en ligne. Son apparition supposée sur la carte de 1977 n’est clairement pas liée à sa date de construction, l’édifice étant visible sur de nombreuses photographies d’avant 1977. Nous avons donc tenté de dater la pyramide de manière indirecte via des éléments photographiques ou des films.

Tout d’abord, sur une photo aérienne de 1919 des archives de Brest Métropole (outil Cartoweb), la pyramide apparaît assez clairement dans le carré rouge de la photo ci-après.

Photo aérienne de 1919, Brest Métropole

Dans un film datant du passage des troupes américaines à Brest (1917-1918) lors de la première guerre mondiale, on aperçoit également la pyramide, comme on peut le voir sur l’extrait suivant.

Images américaines 1917 – 1919, Cinémathèque de Bretagne

Une carte postale (voir photo suivante), envoyée en 1925 (cachet de la Poste), montre le phare du Petit-Minou, construit en 1848. Sur la droite, dans le fond à droite, on reconnaît la pointe sur laquelle se situe actuellement la pyramide, mais la pyramide n’est pas présente. La photo a donc été prise avant la construction de la pyramide.

Carte postale du phare du Petit-Minou, collection de cartes postales de Nadine Curel

Or cette photo montre, autour du phare, la batterie de 47mm à tir rapide, avec des canons modèle 1885. La photo de cette carte postale date donc certainement d’après 1885. 

De plus, le phare a été peint en blanc sur son demi-pourtour Sud-Ouest en 1892. On peut donc affirmer que la photo date d’après 1892.

Le plan suivant, issu de l’Atlas des batteries de côte n°20, date de 1913 (source : site de l‘Inventaire du Patrimoine de la Région Bretagne).

Atlas des batteries de côte n°20, 1913, Inventaire du Patrimoine de la Région Bretagne

On y voit bien la batterie de 47 de la carte postale, mais il n’est fait aucune mention de la pyramide, alors que la carte est très détaillée, et représente aussi bien des bâtiments militaires que civils. On pourrait donc en déduire que la pyramide n’existait pas en 1913.

En résumé, la pyramide a l’air d’avoir été construite entre 1892 et 1919 (avec certitude), et peut-être entre 1913 et 1919 (si l’on peut se fier au plan de l’Atlas). 

A quoi servait la pyramide ?

En ce qui concerne les fonctions de la pyramide et du “trépied géant”, nous envisageons plusieurs hypothèses. 

H1 : un amer à feu atténué (première guerre mondiale)?

La première hypothèse est que la pyramide était un amer à feu atténué, construit pendant la première guerre mondiale, qui aurait aidé les bateaux de la flotte française (ou américaine plus tard) à quitter le port de Brest. Cela suppose que le phare était éteint pour protéger le Goulet et la rade. En effet, les sous marins allemands représentaient un grand danger en cette période. Non seulement à cause de leurs torpilles mais surtout pour leur capacité à poser des mines. Des explosifs posés dans le Goulet auraient été redoutables contre la flotte française et contre les renforts américains arrivés en 1917 … De jour, la pyramide aurait été un amer, visible à partir de Brest, étant donné qu’il était peint en blanc du côté Est. La cavité aurait contenu un feu, une lampe, et les fumées de ce feu auraient été évacuées par les 2 petites cheminées latérales, pour éviter de créer une fumée visible au loin, en cas d’évacuation par le sommet. Le trépied géant aurait lui servi à hisser des pavillons, tel un sémaphore, pour guider les bateaux sortant du goulet. 

En soutien à cette hypothèse, nous avons des éléments qui indiquent que certains phares en Europe étaient bien éteints la nuit pendant la première guerre, pour éviter des attaques allemandes ou anglaises (selon) par la mer. Mais il nous manque des preuves sur une telle pratique en France.

H2 : un abri pour projecteur?

Une seconde hypothèse serait un abri pour un projecteur pour éclairer le goulet (poste photo-électrique). A l’époque (veille de la première guerre mondiale), 21 projecteurs étaient installés dans les alentours de Brest [2]Patrick Jadé, L’électrification de la rade : projecteurs, feux chercheurs et usines électriques, dans “Les fortifications de la rade de Brest, Défense d’une ville arsenal”. Si cette hypothèse se vérifiait, cela signifierait qu’il y avait dans les environs de la pyramide un abri-usine pour générer l’électricité, et une plate-forme d’observation pour diriger le projecteur. A cette heure nous n’avons cependant pas encore trouvé de traces concrètes de telles constructions sur le terrain. Sur la photo aérienne de 1919 (voir détail ci-dessous), on peut peut-être deviner une structure circulaire “claire” au Nord de la pyramide, ainsi qu’un chemin très fréquenté pour y accéder, qui se termine par une structure claire en “U”. Mais cela reste au niveau de suppositions, la qualité de la photo ne permet pas de valider ces hypothèses. Et dans ce cas, cette pyramide fait-elle partie des 21 projecteurs cités dans l’article de Patrick Jadé, ou est-ce un abri supplémentaire ? 

Photo aérienne de 1919, Brest Métropole

H3 : Une balise de base de vitesse?

A l’époque où le GPS et les centrales inertielles de navigation n’existaient pas encore, la précision de la position des navires à la mer dépendait de la qualité de leurs instruments et appareils de mesures embarqués. Le loch, pour calculer la vitesse, le compas magnétique, pour mesurer les relèvements et la direction du navire. Au large, à l’estime, sans point de repère terrestres, à la merci des vents des courants, le navigateur ne pourra plus se fier qu’à ces instruments. Il aura préalablement et avec la plus grande rigueur calibrés et vérifiés leurs indications en vue de terre à chaque occasion. Des segments de référence étaient ainsi matérialisés à leur profit sur les côtes (les bases de vitesses). Ces repères sont parfois encore indiqués sur les cartes marines comme sur cet extrait des annales hydrographiques du SHOM de 1906. Les points indiqués sur ces cartes pouvaient être atteints à l’aide de différents alignements d’amers. Par exemple, le point C de la carte ci-dessous est à l’intersection d’une ligne passant par le phare du Minou et du phare du Portzic, et d’une ligne passant par deux balises sur terre situées dans les environs de Plougonvelin.

Annales hydrographiques du SHOM – 1906

La force et les changements de direction des courants marins, la difficulté à effectuer des manoeuvres dans la partie la plus étroite du Goulet avaient alors invité les navigateurs à effectuer les contrôles de leurs appareils de navigation à l’ouvert du Goulet. La balise du Minou ne semble donc pas faire partie de ces amers spécifiques.

H4 : un mémorial pour les “fillettes”?

Une quatrième hypothèse est celle d’un mémorial en souvenir des fillettes noyées en 1906 dans les environs de la pyramide (événement largement documenté dans la presse locale et nationale à l’époque). La niche aurait alors pu servir pour une statue religieuse ou des fleurs. La cheminée aurait été un simple élément de ventilation de la niche (fermée par une porte). Le trépied quant à lui aurait eu une fonction indépendante de la pyramide, comme par exemple un sémaphore (comme mentionné ci-avant).

Des certitudes, des hypothèses, et des questions ouvertes …

La pyramide a très probablement été construite entre la fin du 19e et la fin de la première guerre mondiale.

L’hypothèse du feu atténué nous paraît à ce jour la plus probable, ce qui ferait probablement dater la pyramide de la première guerre mondiale.

Il serait toutefois tout à fait envisageable que le trépied géant et la pyramide ne datent pas de la même époque, et qu’ils avaient des fonctions distinctes. Même le môle (plateforme) pourrait dater d’avant la pyramide, et aurait pu avoir une fonction différente avant la construction de la pyramide.

Nous n’avons également aucune piste sur les constructeurs de la pyramide. S’agissait-il de militaires français ? De militaires américains ? Et même si l’hypothèse du feu atténué venait à se confirmer, il reste quelques éléments surprenants :

  • Pourquoi avoir fait un conduit de cheminée avec une sortie Sud Ouest et Est?
  • Pourquoi y a-t-il des éléments religieux sur la pyramide ?

Chère lectrice, cher lecteur, si vous avez des éléments pour soutenir nos hypothèses (ou pour, au contraire les infirmer), n’hésitez pas à nous contacter via les commentaires en dessous de l’article, ou par e-mail.

Réferences

Réferences
1 Le Service Hydrographique et Océanographique de la Marine, en charge de la description et de la prévision des océans, et notamment de la création des cartes marines
2 Patrick Jadé, L’électrification de la rade : projecteurs, feux chercheurs et usines électriques, dans “Les fortifications de la rade de Brest, Défense d’une ville arsenal”

7 réflexions au sujet de « Enquête en cours : la pyramide du Minou »

  1. bonjour , je ne suis pas un pro, je suis vos article et il y a un mots sous la croix qui pourrait mais pas sur , descendre du vieux bas francique *mark « borne, limite , bon y a rien de sur mais des fois sur des erreurs on peut tomber juste et j’ai eu l’occasion de vous voir au fort du dellec en 2021

  2. Bonjour,

    Sans élément de réponse, une constatation : sauf erreur, si on trace une droite en projection de Mercator entre le Phare du Petit Minou et le Phare du Portzic, tous deux construits en 1848, on passe à environ 2m au Sud de la position de la pyramide relevée sur Google Earth ou le Geoportail.

    1. Bonjour Eric,
      Merci pour votre réponse. Le Shom qui s’intéresse à nos travaux! Nous sommes très honorés!
      Nous avions déjà relevé cet “alignement” des 3 constructions, merci pour votre coup d’oeil perspicace.
      Nous avons assez sûrement éliminé 1848 des dates, à cause de la photo, où la pyramide manque, et qui date d’après 1885.
      Aussi, nous avions à un moment évoqué l’idée que la pyramide aurait pu servir à des bateaux (petits) pour naviguer au raz de la côte, en utilisant l’alignement avec le phare du Minou, dans des courants contraires à ceux du goulet. Mais une nouvelle fois, sans véritable preuve …

  3. Bonjour, je ne connaissais pas cette histoire des fillettes noyées en 1906, alors j’ai été me documenter un peu et j’ai trouvé un article sur le sujet.
    https://actu.fr/bretagne/plouzane_29212/histoire-jour-tragique-plouzane_11247945.html
    Ce qui m’a surpris dans l’article il parle de la grêce de la Pyramide. Je ne connais pas cet endroit aux alentours du Minou. Est-ce une référence à cette Pyramide ? Mais celle-ci ne se trouve pas sur une grêve.
    Mais si quelqu’un peut me dire où se trouve cette grêve de la Pyramide je serais bien content de le savoir.

  4. Bonjour Laurent,

    Notre quête de repères chronologiques pour dater cette grande balise nous a amené à consulter des archives de la presse de cette époque. Parmi ces sources, Le Petit Journal du 23 juin 1906 relate ce dramatique accident. La « pyramide » n’y est pas citée. Ce n’est que bien plus tard, dans la rédaction de souvenirs évoquant les lieux que l’on va désigner la plage ou la grève de la pyramide. Les images publiées par la presse en 1906 montrent d’anciennes cartes postales voire des illustrations comme celle du Petit Parisien du 15 juillet 1906. Ces images nous influencent et nous guideraient vers la plage la plus proche à l’Est du phare. Le récit des évènements, dans les premiers articles, quant à lui nous amène à chercher plus à l’Est encore. Des chemins de campagne menaient sans doute vers des petits sentiers donnant accès, au pied de la falaise, à de petites criques paraissant abritées. Abritée du vent, sous les pins, les pieds dans l’eau face au soleil quelques enfants profitaient de cette fin de journée. Un article évoque les environs de 16 heures. D’après nos recherches, ce 21 juin, la marée commençait à peine à redescendre laissant très peu de place certainement au pied des rochers de cette côte escarpée du Goulet. La mer redescend mais parfois reprend son souffle. Les pêcheurs vous le diront, le Goulet est un grand entonnoir ou les houles du large s’engouffrent et le fond remonte rapidement. Des masses d’eau peuvent en quelques secondes déferler au pied des rochers. Entre le phare du Minou et le fort du Mengant, il y a quelques « criques » escarpements à l’accès acrobatique par des sentiers soumis aujourd’hui à une forte érosion. Plus aucun d’entre-eux ne permettraient aujourd’hui d’y conduire, même par petits groupes, une quarantaine d’enfants.

    Autour de nous, le mot pyramide est souvent utilisé pour désigner la balise. Est-ce qu’il désignait le grand tripode en bois de plus de dix mètres de haut sans doute utilisé comme repère géodésique et de forme pyramidale? Est-ce qu’il désignait la balise en pierres maçonnée juste à côté? Il s’agit probablement, dans les deux cas, d’ anciens repères nécessaires à cartographier et guider des navires dans le Goulet (mais faute de certitude, toutes les hypothèses sont bonnes à étudier).

    Yannick

  5. Après lecture(je crois), vous n’avez pas évoqué que le trépieds pouvait être antérieur à la construction maçonnée et que son usage pouvait être identique dans le temps, l’un remplaçant l’autre. Dans ce cas, trouve on ailleurs ce genre de “bique” en bois et donc son usage. J’avais aussi remarqué l’alignement des trois point Portzic, pyramide et Minou pouvant servir d’aide à la navigation dans le goulet. Merci pour cette passionnante enquête. Bob deux CH.

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